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Le Vertige

Le Vertige

Posté le lundi 3 octobre 2022 à 12:19:55

Le Vertige

Fin septembre 2022, dans l'avion qui m'emmenait vers Baltimore, je refermais un livre au titre anodin, ''Le Régiment Immortel''. Une histoire de la Russie vue de l'intérieur, écrite entre 2018 et 2019 par Galia Ackerman.

Alors que les missiles pleuvent quotidiennement sur l'Ukraine, que des milliers de vies sont broyées par les balles et les obus, on ne peut qu'être pris d'un immense vertige à la lecture de ce livre. Tout était donc écrit depuis longtemps, jusque dans les moindres détails. Les mensonges, les faux prétextes, et même la chronologie des évènements. Tout ! Une hallucinante réalité.

Pendant qu'à l'Ouest, le monde vivait dans une insouciance nourrie par une belle prospérité économique, La Russie s'enfonçait dans une paranoia mortifère aux conséquences incalculables. La chute de l'URSS dans les années 90 avait laissé entrevoir l'espérance d'un nouveau monde, débarrassé des antagonismes primordiaux qui ont émaillés le XXème siècle, un monde ouvert, culturellement, politiquement et économiquement. Il restait bien quelques traces sombres dans l'Europe meurtrie par le nazisme et le communisme, des haines séculaires jamais résorbées, mais la force de l'Europe aidée par l'OTAN avait mis une sourdine sur ces régimes autocratiques encore présents, reliquats de l'impérialisme soviétique qui venait de s'effondrer. Les atrocités étaient reléguées dans la longue liste des horreurs de l'histoire passée, et l'Europe pensait qu'il en serait ainsi pour toujours. Francis Fukuyama ne disait-il pas que la chute du mur (de Berlin) était la fin de l'histoire. Tragique erreur !

En quelques mois, cette Europe insouciante et naïve s'est réveillée aux bruits de bottes que l'on croyait définitivement oubliés. Ma mère, résistante, Colette de son nom de guerre, ne cessait de m'alerter sur le risque de résurgence du fascisme, de la folie des hommes. Elle était inquiète pour moi, ses petits et arrières-petits enfants. Avec douceur, je la réconfortais en lui disant que son combat avait été le bon, mais qu'il n'y avait aucune raison objective que le monde rechute vers ses côtés les plus sombres. Et puis, la France a désormais la bombe atomique, dissuadant ainsi toute velléité de conflit. On était donc en sécurité...

Au cours de l'année 2021, les tripatouillages grotesques de l'histoire par Poutine, puis la mise en place d'exercices militaires suspects aux frontière de l'Ukraine m'avaient alerté sur le risque d'une guerre. Après la révolution de Maïdan en 2014, les russes n'avaient pas supporté ce vent de liberté qui soufflait à Kiev et ailleurs. Ils y voyaient la main cachée de l'Occident pour déstabiliser la Russie, et assoir son ''pouvoir'' sur les ex-républiques de l'Est au détriment du Kremlin. Les petits hommes verts de la brute criminelle Prigogine, la clique de Poutine en bon chef mafieux, s'étaient vengé en annexant la Crimée, et en lançant une dure rébellion dans le Donbass. Tous les efforts pour retrouver une situation normale, l'Ukraine dans ses frontières de droit, furent vains, car la Russie voulait récupérer à tout prix le pays ''frère'' qu'elle avait soit-disant perdu avec la chute de l'URSS. Les manifestations puissantes dans l'état voisin, en Biélorussie, avaient sonné en 2021 comme un signal d'alarme supplémentaire, avec un risque généralisé de contagion. Les peuples aspiraient massivement à leurs libertés, et le risque était désormais grand que cette tendance ne touche aussi la Russie. L'ours russe devait sortir ses griffes, et vite... Il s'en était fallu de peu que le clown grotesque de Biélorussie, Loukachenko, ne tombe pour de bon, comme les Ceaucescu en Roumanie.

Les Etats-Unis, pour une fois lucide, alertèrent les pays européens, incrédules, à cause de leurs erreurs passées. L'Irak a laissé des traces et de mauvais souvenirs... On assistait ainsi au retour de la guerre en Europe, une chose inimaginable après la seconde guerre mondiale. Le plan machiavélique de la FSB (ex KGB) et ses sbires était en place depuis longtemps, et les circonstances plaidaient à sa mise en oeuvre rapide. Poutine, vieillissant, soit-disant malade, était désormais pressé, après plus de 20 ans de noyautage et de coups tordus. Il s'était construit en opposition à l'Occident...

Le 26 février 2022, la Russie attaquait l'Ukraine, pensant rayer le pays de la carte, et de l'histoire. Une attaque brutale, alimentée par une profonde haine. Les russes voulaient dénazifier l'Ukraine, selon leurs dires, prétexte fallacieux... Au-delà de la sidération, il y avait un mystère dans ces événements tragiques, que le livre de Galia Ackerman a levé de manière magistrale. Dans un billet de ce jour sombre de février, j'exprimais mon sentiment et ma révolte sur cet acte criminel inqualifiable, et je donnais quelques éléments sommaires d'analyse. Je ne pensais pas les retrouver, parfois presque mot pour mot dans le livre prémonitoire et bien nommé qu'elle avait écrit, ce ''Régiment Immortel'', symbole du renouveau nationaliste russe, dans lequel est aspiré la jeunesse de ce pays, dans des relents nauséabonds de jeunesse hitlérienne. Si l'histoire de l'Ukraine n'a pas été limpide pendant la seconde guerre mondiale, mais quel pays le fut vraiment mis à part le Royaume-Uni et quelques états de l'Europe du Nord, il était indéniable que l'Ukraine était en 2022 sur la voix de la démocratie, du respect des personnes dans leur individualité. L'Ukraine avait accueilli l'Allemagne nazie en libérateur, après avoir été martyrisée par les bolcheviks russes, avec l'Holodomor notamment, pensant ainsi échapper à ses bourreaux qui s'autoqualifiaient de ''grands frères''. Ce fut une tragique erreur, dont ils payèrent un prix terrible, pendant et surtout après la guerre, sous le joug soviétique qui s'était de nouveau abattu sur eux. Il fallait creuser cette histoire complexe et tourmentée pour mieux comprendre l'Ukraine d'aujourd'hui, et Galia Ackerman a su avec le talent et la rigueur d'une historienne, exorciser le passé de ce peuple slave mais non russe, qui cherchait à s'émanciper définitivement avec la fin de l'ère soviétique.

Et c'est là que le vertige devient saisissant, que l'histoire qui paraissait ancienne et révolue refait surface, de la pire manière, que le désir ontologique de revanche sur l'Occident prend le dessus sur tout au sein de cette clique au pouvoir en Russie. L'Occident, par son insolente puissance économique et culturelle, faisait de l'ombre à cette Russie, géant géographique, mais nain économique, frustrée de ne pouvoir jouer dans la même cour que le reste du monde. Elle voulait abattre cet Occident qu'elle percevait comme son ennemi de toujours pour restaurer une illusion de grandeur qui a balayé pendant des décennies tant de vies. Le petit délinquant de Saint-Petersbourg, nourri aux mensonges du KGB, devenu le maitre du Kremlin avait donc un boulevard pour devenir celui qui saurait redonner à la Russie cette illusion de grandeur, en soumettant le reste du monde, la Russie gorgée depuis des siècles de charlatans messianiques, de prédicateurs malhonnêtes et malfaisants.

La tentation impériale, a de tout temps façonné l'histoire de la Russie. Elle fut toujours brutale, au mépris des minorités ethniques, qui furent soumises une à une, du détroit de Bering aux portes de l'Europe. La chute de la Russie soviétique a permis à la plupart de ces peuples de prendre leur distance et de renouer avec leurs histoires et leurs identités qui avaient été méthodiquement bafouées. Mais il restait des nostalgiques, nichés dans des services secrets toxiques, alimentés par des médias médiocres voire délirants et des pseudo-philosophes illuminés comme Alexandre Douguine. Dans ce contexte, où la frustration des russes était maximale avec le collapse économique majeur résultant de la désintégration de l'URSS, il n'était pas difficile d'alimenter la machine nationaliste, et de l'étendre mondialement. Choïgu, l'actuel ministre de l'intérieur s'est comporté comme un guru sectaire depuis de longues années. Croire qu'éliminer Poutine rendra la situation en Russie acceptable est une illusion. Le pays est gangréné en profondeur, et seule une active campagne de ''dénazification'' analogue à celle menée en Allemagne après la seconde guerre mondiale pourrait éradiquer ce mal mortifère. Autant dire que c'est une gageure.

Le livre de Galia Ackerman lève le voile sur cet univers russe sordide, qui peut mener le monde entier à sa perte. Avec des hommes fanatisés et ayant perdu le sens des valeurs humaines, tout est malheureusement possible, même le pire.

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